CHAPITRE XII

Je m’éveillai tard, me rasai, pris une douche et examinai les meurtrissures de mes cuisses. Elles étaient bien nettes, grandes, très sensibles, mais pas vraiment douloureuses. Je n’étais pas handicapé pour marcher. J’avais même l’impression que je pourrais courir si j’étais poursuivi. Tout en m’habillant, je me surpris à siffloter.

Je téléphonai à ma sœur.

— Tout va très bien, ici. (Son enjouement matinal me parut forcé.) Johnny est parti pour l’école, joyeux comme un pinson. Et toi ?

— Je me suis installé dans le centre.

— Alors, tu restes ? Tu ne repars pas dans l’Est ?

— Allons, dis-moi ce qui se passe ?

— Rien.

— Dis-le.

— Deux hommes sont venus te demander hier soir, je crois que l’un d’eux était l’Irlandais qui avait téléphoné avant. Ils n’ont pas voulu croire que tu étais parti. Ils ont cherché à entrer de force. Mais Chester a pris son pistolet, alors ils ont filé. Il les a menacés d’appeler la police.

— Il l’a fait ?

— Non, puisque tu ne le veux pas. Qu’est-ce que ça signifie, Al ?

— Rien. Je peux m’en débrouiller.

— La femme de Barry Kevin a téléphoné ce matin. Elle n’a pas laissé de message. Elle a dit que c’était sans importance.

— Je te rappellerai plus tard, dis-je.

Je restai une ou deux minutes, l’appareil à la main, puis j’appelai le bureau de Bertha.

Lona Forman, la rousse du standard, fut tout heureuse de m’entendre. Nous bavardâmes quelques instants. Son registre était si changeant qu’on se serait cru à une audition de plusieurs voix différentes. Je faillis lui conseiller de tenter sa chance à la radio et je regrettai de ne pouvoir la pistonner.

— Bertha ? Fis-je.

— Faites vite, Al. J’ai quelqu’un, ici.

— Je suis passé chez vous, hier soir.

— On me l’a dit. Il était trop tard. Seuls, les locataires peuvent entrer à cette heure. Ecoutez, je vous appellerai tout à l’heure. Où êtes-vous ?

— Je passerai à votre bureau à l’heure du déjeuner.

— D’accord. A tout de suite.

J’enfilai mon veston, bouclai l’appartement et me rendis au drugstore le plus proche pour déjeuner au comptoir. J’étais le seul client. L’employé me dévisagea. Les œufs avaient goût de savon, le pain, la consistance du papier buvard, mais le café était bon. Je vidai ma seconde tasse et entrai dans la cabine pour téléphoner au bureau de Ted Wilson.

— Excuse mon haleine, si jamais elle te parvient par le récepteur. (Sa gueule de bois lui donnait une voix éraillée.) Je veux bien t’écouter, si c’est urgent. Sinon, fiche le camp !

— C’est urgent. J’ai besoin de tuyaux. Tu prétends connaître tout le monde, dans le coin. Alors, je voudrais que tu me parles d’un certain homme de main professionnel et que tu me donnes son adresse. Il mesure dans les un mètre soixante-dix-huit, pèse dans les quatre-vingts kilos, s’habille de sombre, est âgé de vingt-cinq à trente ans et parle avec un accent irlandais bidon, sans élever la voix, sans presque desserrer les dents.

— Je vois pas du tout, mais je vais m’en occuper.

— Il a un copain, qui mesure près de deux mètres et qui pèse au moins cent quarante kilos. Il se parfume ; il a…

— C’est Johnson, dit « Tête d’Epingle », coupa Ted. Rien que du muscle. Si sa cervelle était une dynamo, il ne produirait pas plus de lumière qu’un ver luisant. Il traîne dans le patelin depuis si longtemps qu’il fait partie du paysage. Il a travaillé pour tout le monde, dans le temps, mais les gens ont fini par le laisser tomber. Il manque vraiment trop de jugeote.

— Pour qui travaille-t-il, à présent ? Où puis-je le trouver ?

— Je vais voir. Ça m’intéresse. C’est tout ce que tu veux savoir ?

— Il y a encore un jeune type, du nom de Frankie Frascatti… Il dirige le Top Hat.

— Un personnage très intéressant. On le prétend un peu satyre sur les bords, mais c’est une rumeur purement publicitaire. Toi, tu vis de ta plume, et lui, de son plumeau ! C’est l’étalon qui loue ses services aux juments sur le retour, très discret sur ses affaires, mais, dans cette ville, le secret ça n’existe pas. Il y a trois mois, il a pris du galon et se prétend propriétaire du Top Hat.

— Il se prétend ?

— Voici comment je reconstitue la chose. Les jolis cœurs de son espèce reçoivent d’ordinaire de beaux cadeaux, mais pas de fric. Leurs protectrices craignent de leur donner trop d’indépendance. Alors, j’ai idée qu’il a su persuader une de ses vieilles chèvres que le Top Hat est un placement en or. Alors, elle doit subventionner l’affaire.

— Il n’y a pas de jeunes gosses dans ses relations ?

— Il ne s’y risquerait pas. Sa bâilleuse de fonds lui escamoterait le Top Hat sous le nez, passez muscade ! Mais ça, c’est mon opinion personnelle… C’est tout ce que tu voulais savoir ?

— Quel lien y avait-il entre Barry Kevin et Léo Holst ?

— Aucun. Tu me l’as déjà demandé. De nos jours, le commun des mortels ne peut se mettre en rapport avec Léo Holst que par la prière. C’est Jupiter tonnant lui-même !

— A quelle heure finis-tu le boulot, ce soir ?

— Je ne sais pas encore. T’as qu’à me rappeler.

— On ira prendre un verre.

— Parfait. On vient de me dire qu’il n’y a rien de tel que de se brosser la langue avec de l’eau fraîche. Pas les dents, la langue ! Tu crois que c’est vrai ?

— Possible. A tout à l’heure…

J’allai au comptoir, fis de la monnaie et, sous le regard insistant de l’employé, retournai dans la cabine. Kaien Kevin me répondit en personne.

— Allô ? (Elle s’efforçait de se montrer aimable, mais sa voix était aussi dure qu’à l’ordinaire.) Je me suis réveillée, ce matin, avec la vague impression que je vous dois des excuses. Que s’est-il passé, hier soir ?

— Vous m’avez mis à la porte.

— Pourquoi ? Vous m’avez fait des avances ?

— Vous avez beaucoup parlé et, brusquement, vous avez eu l’impression que vous en aviez trop dit.

_ C’est vrai ? Qu’est-ce que je vous ai raconté ?

_ De quelle région êtes-vous, madame Kevin ?

— De Cleveland.

_Eh bien, vous m’avez raconté que votre mari avait fait une fois le voyage dans l’Ohio dans l’espoir de trouver des fonds pour une production indépendante dont il serait la vedette. Il a fait la connaissance de votre sœur Gloria. Les filles Mason avaient de l’argent, suffisamment peut-être pour financer son retour à l’écran, et Gloria était folle de cinéma, ce qui en faisait une proie facile. Elle était mineure, mais les choses pouvaient facilement s’arranger… Il a donc décidé de l’épouser. Il était sur le point de réussir, mais vous êtes intervenue en lui promettant pas mal de choses, et c’est avec vous qu’il s’est marié en fin de compte. Les promesses n’ont pas été tenues. Il n’a pas obtenu un sou. La vie était pénible et feu votre mari n’a pas suscité beaucoup de regrets… Voilà… C’est à peu près tout.

— Oui, monsieur Dufferin, me dit-elle, c’est à peu près ça. Mais je ne m’appelais pas Mason, car Gloria n’est que ma demi-sœur et je suis sa tutrice légale. Je me suis engagée à veiller sur elle.

— Vous l’aimez beaucoup.

— C’est exact.

— Pourtant, vous l’avez chassée, hier soir, à cause de Frankie Frascatti. Mais, plus tard, vous avez rouvert les grilles pour qu’elle puisse rentrer. N’empêche que vous commettez une erreur, madame Kevin. Rien ne peut stopper une fille résolue quand elle est amoureuse.

— Vous avez peut-être raison. Mais je peux toujours stopper Frascatti. J’ai mis un détective privé à ses trousses. Merci de m’avoir répété mes propos d’hier soir, monsieur Dufferin. En fait, c’était pour cela que je vous téléphonais. Avez-vous l’intention de vendre ces renseignements aux journaux ?

— Ils n’en voudraient pas. Et je ne suis pas fauché. Et je n’ai guère plus de sympathie pour la presse que pour la police. Mais j’aimerais avoir quelques renseignements. Est-ce que je peux vous voir ?

— Je suis trop occupée. Que désirez-vous savoir ?

— Des choses au sujet du film que préparait votre mari.

— Ce film n’existait pas. Mon mari était un homme fini. C’est pourquoi je vous ai demandé qui vous avait envoyé.

— Quels étaient ses rapports avec Léo Holst, le directeur des studios Super ?

— Il n’en avait pas, à ma connaissance. La Super s’occupe de télévision, n’est-ce pas ? Or, mon mari était contre la télé. A la télé, on lui aurait fait jouer des rôles de son âge, et il se prenait toujours pour un jeune homme.

— Vous a-t-il jamais parlé de ma femme ?

— Elle est morte, non ?

— En a-t-il parlé ?

— Non. Pourquoi ?

— Je pourrais peut-être trouver la réponse à cette question si j’avais la possibilité de consulter ses papiers personnels. Il en avait ?

— Je ne pense pas. Vous me l’avez déjà demandé hier soir. Ou est-ce que j’ai rêvé ?

— Je vous l’ai demandé et vous m’avez menacé d’un pistolet. Mais si vous me permettiez d’y jeter un coup d’œil, je vous en serais très reconnaissant.

— Je vous l’ai déjà refusé une fois. Je ne veux pas vous voir chez moi. Je ne veux voir personne. C’est déjà bien assez pénible de…

Elle s’interrompit puis reprit :

— Hier soir, vous êtes entré chez moi par effraction, n’est-ce pas ?

— Vous seriez présente à mes recherches. Vous pourriez trier vous-même les papiers…

— Comme c’est généreux ! Qu’est-ce que vous cherchez, au juste ?

— Je n’en sais rien.

— Monsieur Dufferin, tout cela me paraît bien louche.

Je pourrais prévenir la police.

— Et moi, je pourrais parler aux journalistes.

Elle se tut un moment :

_Ça ne m’étonne pas de vous, fit-elle. Dites-leur donc que j’ai entretenu mon mari depuis le jour de notre mariage. Dites-leur que même l’enterrement est à mes frais.

Elle raccrocha.

Je retournai prendre un café au comptoir. J’en étais à la moitié quand le serveur me demanda :

— Vous travaillez à la télé ?

Je fis un signe négatif.

— Je vous ai pourtant vu quelque part… (Il se remit à me regarder.) Dufferin !… Ça y est !… Vous êtes le mari de la petite qui s’est suicidée, ou quelque chose comme ça.

Puis il rougit.

Une semaine plus tôt, j’aurais cogné. Ce jour-là, je me contentai de le payer. Je regagnai la rue où j’avais laissé ma voiture et mis le cap sur les studios Super.

J’allais essayer de rencontrer Jupiter tonnant.